Propos sur l'ombre et le théâtre d'ombres

Article paru dans la revue MANIP avril-mai-juin 2010 - le journal de la marionnette Themaa

 
Qu’est-ce qu’une ombre, qu’est-ce que le théâtre d’ombres, qu’est-ce qui fait que l’ombre et le théâtre d’ombres nous touchent encore ?

Voilà bien des questions larges et ouvertes qui bien sûr ne pourraient avoir de réponses uniques et définitives. Mais tentons tout de même de rassembler ici ce que nous percevons après plus d’une vingtaine d’années de pratique d’une certaine forme de théâtre d’ombres.
Une ombre ? Pour que l’ombre existe il faut quatre éléments distincts.

Le premier élément est évidemment la lumière. Cela va de soi bien qu’il ne soit pas commode de définir la lumière. Est-ce un flot de particules que l’on appelle les photons se déplaçant dans le vide à la vitesse dite ‘vitesse de la lumière’ soit à près de 300 000 km/s ? Pensez qu’une simple flamme d’allumette génère des particules à ces vitesses vertigineuses, quel talent ! Est-ce un ensemble d’ondes dont les différentes ondulations déclinent les couleurs de l’arc en ciel comme les notes des gammes de musique ? Les physiciens nous assurent que c’est les deux choses à la fois !! Cela dépasse l’entendement commun.

Nous en resterons là pour la définition de la lumière qui cependant nous semble chose si banale au quotidien. Et pourtant, la lumière ne se touche pas, n’a pas de masse, n’a pas d’odeur, ne fait pas de bruit et même ne se voit pas ! C’est un comble ! Oui, la lumière ne se voit pas, elle ne fait que rendre visibles les objets, les corps qui se trouvent sur son chemin. Pas d’obstacle à la lumière pas moyen de s’apercevoir qu’il y a ‘de la lumière’ ! Voilà donc notre deuxième élément indispensable.

L’objet ou le corps, est ce qu’il est nécessaire d’avoir pour révéler la lumière et par voie de conséquence pour rendre possible la manifestation de l’ombre. Pour le théâtre d’ombres, il s’agira d’une marionnette, du corps ou d’une partie du corps du comédien. Mais cet objet ou ce corps capable de stopper la course vertigineuse de la lumière n’est pas encore suffisant pour que l’ombre se manifeste à nous ! Il faut un autre corps ou un autre objet pour que l’ombre du premier soit révélée.

Par exemple, nous ne verrions jamais l’ombre de la Lune éclairée par le Soleil s’il n’y avait pas la Terre.


Eclipse de la Lune en juillet 1999 vue d’une station en orbite autour de la Terre,
sans doute l’ombre la plus grande que l’homme pourra jamais percevoir

Le troisième élément est donc un autre objet disjoint du premier et se trouvant à une distance plus ou moins grande de celui-ci. Ce sera la surface de l’écran ou bien le mur de la chambre ou le fond de la scène.

Sur cette image, ci-dessous, on voit bien les trois premiers éléments nécessaires : une source de lumière, un corps dans le flux lumineux et un mur situé derrière ce corps. Nous disons bien ‘nécessaires’ car ils ne sont pas ‘suffisants’.

Il faut aussi un quatrième larron. En science on l’appelle l’observateur, nous autres, gens de théâtre, l’appelons le spectateur. Sans spectateur, et encore pas n’importe quel spectateur, un spectateur disposant de cette capacité extraordinaire que l’on appelle la vue et aussi, chose encore bien supérieure, d’un cerveau permettant de donner un sens à ce que ses yeux lui transmettent, il n’y a pas d’ombre. Seul cet être peut nous dire qu’il voit une ombre, là où, en fait, il n’y a rien.

Car l’ombre peut aussi se définir comme l’absence de quelque chose qui se trouve en dehors ou autour d’elle. C’est un peu également comme on cherche à définir un trou. Notre cerveau perçoit donc cette absence de lumière provoquée par l’objet occultant la source de lumière et notre cerveau a la capacité en interprétant le contour d’y reconnaître quelque chose comme quand on pense à une forme en voyant un nuage dans le ciel.
On pourrait donc dire qu’une ombre est simplement une vue de l’esprit.

Qu’est-ce alors que le théâtre d’ombres ?

Le théâtre d’ombres est avant tout du théâtre, c'est-à-dire une rencontre dans un lieu, à un moment donné, d’un certain nombre de spectateurs avec une ou plusieurs personnes qui se proposent de leur raconter une histoire avec ou sans paroles, avec ou sans décors, avec ou sans images mais avec un seul but, celui de provoquer une ou plusieurs émotions en ajustant éventuellement sa narration en fonction des réactions du public.

Le théâtre d’ombres est donc une expérience de théâtre où, pour atteindre ce but, est utilisée la création de l’ombre sous toutes ses formes possibles.
Il est bien sûr possible de jouer avec l’ombre dans un spectacle de théâtre ordinaire, comme un moyen d’obtenir tel ou tel effet.

Mais nous ne parlerons de théâtre d’ombres que si l’ombre est majoritairement utilisée comme proposition visuelle donnée aux spectateurs. Cela, du reste, n’empêche nullement l’usage de musiques ou de voix pour participer à la progression de l’histoire racontée.

Le théâtre d’ombres, nous dit-on, existe depuis plusieurs milliers d’années en Asie. En Grèce, Platon dans La République, au Vème siècle avant notre ère, évoque déjà une forme de théâtre d’ombres dans le fameux ‘Mythe de la caverne’.

Nous ne ferons pas ici l’historique des différentes formes de théâtre d’ombres. Nous dirons simplement qu’il y a eu et qu’il y aura une infinité de formes possibles tant qu’il sera permis d’utiliser autant de sources de lumières qu’il est possible, que l’on proposera à ces sources de lumière les objets ou corps les plus variés que l’imagination peut inventer et que l’on choisira, comme écran à l’ombre, les objets les plus divers.
Le théâtre d’ombres traditionnel a retenu le feu ou la lampe à huile, les marionnettes plates opaques ou même translucides faites de peaux d’animaux et l’écran en tissus tendu.
Maintenant, la source lumineuse est souvent d’origine électrique, lampes à incandescence, lampes halogènes ce qui permet de jouer plus facilement sur la distance entre l’objet (la marionnette) et l’écran permettant ainsi le grandissement de l’ombre tout en conservant une netteté suffisante. On peut également multiplier le nombre des sources lumineuses qui peuvent aussi être mobiles, colorées, d’intensité variable. Tout cela permet des effets susceptibles de contribuer efficacement à la narration.

Trois exemples d’images créées utilisant diverses sources lumineuses : l’ombre de l’oiseau superposée à celle de l’éléphant(‘L’Enfant d’Eléphant’) ; le phare qui tourne dans la nuit avec la goélette qui glisse sur l’eau ; le navire et l’iceberg en ombre blanche toujours dans la nuit (‘Le fils de Croguennec’).


Les marionnettes ou les objets utilisés pour faire ombre profitent aussi des nouveaux matériaux comme les différentes variétés de plastiques opaques ou translucides. Ce qui sert d’écran peut aussi être très varié tirant parti également des nouvelles matières. Il peut y avoir plusieurs types d’écran utilisés à la fois et de toutes tailles.

Aux combinaisons multiples de ces trois éléments peut s’ajouter la disposition du public, notre quatrième élément ne l’oublions pas. Celui-ci est généralement placé derrière l’écran si celui-ci est translucide et alors il ne voit pas celui qui manipule les objets, il ne voit que les ombres. Mais le public peut être également de l’autre côté, avec le ou les manipulateurs, et alors, en plus des ombres, il voit comment celles-ci sont créées. Le manipulateur peut lui-même passer de l’autre côté de l’écran et ainsi projeter des ombres à la vue des spectateurs. Pourquoi pas ? si là encore cela contribue à la narration.

Avant de finir, évoquons un débat qui consiste à savoir si les marionnettes translucides et souvent colorées, telles que celles utilisées en Asie depuis fort longtemps, sont ou non des objets générant une ombre. Au sens strict, puisque le matériau utilisé est translucide, c'est-à-dire qui laisse passer la lumière, il n’y a pas occultation par l’objet du flux lumineux émis par la source. La lumière est simplement altérée par la marionnette. Le spectateur perçoit donc les couleurs, il voit aussi la forme des différentes pièces articulées les unes entre elles. Les visages des personnages sont parfois finement évidés, les traits sont peints ou ciselés comme sur la tête du tigre dans l’image ci-dessous. Il ne s’agit plus uniquement du contour des choses, l’image créée est très explicite. Cela forme t’il une ombre ?

Pour répondre à cela, il faudrait pouvoir dire à partir de quel pourcentage d’occultation de la lumière on obtiendrait une véritable ombre. Répondre à cette question serait absurde à notre sens.
 

Pourquoi le théâtre d’ombres nous touche-t-il encore ?

Nous l’avons dit, le théâtre d’ombres dans sa spécificité est un théâtre dont l’essence même est visuelle. Le fait que le théâtre au sens large soit un art vivant qui continue de nous parler ne sera pas débattu ici. De nombreux articles sur le sujet ont abordé cette vaste question.
Longtemps, le théâtre d’ombres a rempli la fonction de création d’images animées qui ‘reproduit’ la vie. Cette fonction correspond à un besoin d’une grande partie de l’humanité.

Les inventeurs des 2 ou 3 derniers siècles se sont évertués à proposer des mécanismes qui remplissent cette attente : cela va des lanternes magiques au cinéma avec ‘effets spéciaux’ produits par ordinateur en passant par le dessin animé et tous les engins comme le phénakistiscope ou encore même le praxinoscope.

Le génie créateur de l’homme en la matière a été et restera particulièrement inventif. Dans cette recherche technique incessante, le théâtre d’ombres est complètement dépassé.

Le cinéma, cette autre forme de projection de lumière altérée par un cache, l’image fixe reproduite sur la pellicule qui change 24 fois par seconde, a balayé à la fin du XIXe siècle les théâtres d’ombres comme celui du cabaret du Chat Noir à Paris qui avait poussé la technique de la production d’images d’ombres animées à un point que plus personne n’a cherché à égaler.

Et pourtant, le théâtre d’ombres continue de toucher les personnes qui viennent à ses spectacles. En tout cas, c’est ce que nous constatons dans nos tournées que ce soit en France ou à l’étranger, que ce soit des adultes ou des enfants même très, très jeunes.

Alors pourquoi ? Il y a certainement plusieurs raisons.

Il y a sans doute l’originalité de la technique qui évoque une forme simple et désuète de théâtre en vogue en Europe au XVIIIe et XIXe siècles. Oui peut-être, mais cela ne parle pas à nos plus jeunes enfants ignorant tout du passé récent de la civilisation dans laquelle ils sont.
Il y a aussi, de toute évidence, la force du théâtre de marionnettes qui se constate toujours avec intensité et cela sous des formes sans cesse renouvelées. Transmettre des émotions et donner une représentation de la vie avec des objets manipulés est quelque chose de puissant que le théâtre d’ombres partage avec le monde des marionnettes qu’elles soient mues par des fils, des tiges, des gaines, des mains ou des corps.

La virtuosité de la manipulation, l’inventivité des techniques utilisées, l’esthétisme des images créées, l’intérêt de l’histoire présentée sont autant de facteurs qui contribuent à la réussite des spectacles d’ombres.

Mais, il reste ce qui est spécifique à l’ombre, cette chose mystérieuse,  cette vue de l’esprit comme on l’a dit plus haut qui invoque l’imaginaire, qui interpelle la mémoire, qui suggère plus qu’elle ne montre et … qui, peut-être, nous rappelle inconsciemment les premières images plus ou moins floues que l’on pouvait apercevoir dans le ventre maternel.

En effet, qui nous empêche de penser que la main de notre mère caressant à la lumière du soleil son ventre rebondi et tendu tout en chantonnant des paroles d’amour n’a pas été notre premier théâtre d’ombres, notre première expérience du monde?

Christophe Bastien-Thiry


Gravure du XVIIe siècle montrant les possibilités des jeux d’ombres

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